Je viens de
lire cet article dans le journal français le Monde, et je trouve qu'il est très
intéressant pour que tout le monde ait une nouvelle idée sur ce que se passe
dans notre monde.
Adam Mira
Par Edgar Morin, sociologue et philosophe
La première déclaration de l’Unesco à
sa fondation avait indiqué que la guerre se trouve d’abord dans l’esprit, et
l’Unesco a voulu promouvoir une
éducation pour la paix. Mais en fait, il ne peut être que
banal d’enseigner que paix vaut mieux que guerre, ce qui est évident dans les
temps paisibles. Le problème se pose quand l’esprit de guerre submerge les
mentalités. Eduquer à la paix signifie donc lutter pourrésister à
l’esprit de guerre.
Cela dit, en temps même de paix peut
se développer une
forme extrême de l’esprit de guerre, qui est le fanatisme. Celui-ci porte en
lui la certitude de vérité absolue, la conviction d’agir pour la plus juste
cause et la volonté de détruire comme
ennemis ceux qui s’opposent à lui ainsi que ceux qui font partie d’une
communauté jugée perverse ou néfaste, voire les incrédules (réputés impies).
Une structure
mentale commune
Nous avons pu constater dans
l’histoire des sociétés humaines de multiples irruptions
et manifestations de fanatisme religieux, nationaliste, idéologique. Ma propre
vie a pu faire l’expérience
des fanatismes nazis et des fanatismes staliniens. Nous pouvons nous souvenir des
fanatismes maoïstes et de ceux des petits groupes qui, dans nos pays européens,
en pleine paix, ont perpétré des attentats visant non seulement des personnes
jugées responsables des maux de la société, mais aussi indistinctement des
civils : fraction armée rouge
de la « bande à Baader » en Allemagne, brigades noires et brigades
rouges en Italie,
indépendantistes basques en Espagne.
Le mot de « terrorisme »
est à chaque fois employé pour dénoncer ces
agissements tueurs, mais il ne témoigne que de notre terreur et nullement de ce
qui meut les auteurs d’attentats. Et surtout, si diverses soient les causes
auxquelles se vouent les fanatiques, le fanatisme a partout et toujours une
structure mentale commune.
C’est pourquoi je préconise depuis
vingt ans d’introduire dans nos écoles, dès la fin du primaire et dans le
secondaire, l’enseignement de ce qu’est la connaissance, c’est-à-dire aussi
l’enseignement de ce qui provoque ses erreurs, ses illusions, ses
perversions.
Car la possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des traductions en langage, les idées sont des reconstructions en systèmes.
Car la possibilité d’erreur et d’illusion est dans la nature même de la connaissance. La connaissance première, qui est perceptive, est toujours une traduction en code binaire dans nos réseaux nerveux des stimuli sur nos terminaux sensoriels, puis une reconstruction cérébrale. Les mots sont des traductions en langage, les idées sont des reconstructions en systèmes.
Réductionnisme,
manichéisme, réification
Or, comment devient-on fanatique,
c’est-à-dire enfermé dans un système clos et illusoire de perceptions et
d’idées sur le monde extérieur
et sur soi-même ? Nul ne naît fanatique. Il peut le devenirprogressivement
s’il s’enferme dans des modes pervers ou illusoires de connaissance. Il en est
trois qui sont indispensables à la formation de tout fanatisme : le
réductionnisme, le manichéisme, la réification. Et l’enseignement devrait agir sans
relâche pour les énoncer,
les dénoncer et les déraciner.
Car déraciner est préventif alors que déradicaliser vient trop tard, lorsque le
fanatisme est consolidé.
La réduction est cette propension de
l’esprit à croire connaître
un tout à partir de
la connaissance d’une partie. Ainsi, dans les relations humaines
superficielles, on croit connaître une
personne à son apparence, à quelques informations, ou à un trait de caractère
qu’elle a manifesté en notre présence. Là où entre en jeu la crainte ou
l’antipathie, on réduit cette personne au pire d’elle-même, ou, au contraire,
là où entrent en jeu sympathie ou amour,
on la réduit au meilleur d’elle-même. Or, la réduction de ce qui est nôtre en
son meilleur et ce qui est l’autre en son pire est un trait typique de l’esprit
de guerre et il conduit au fanatisme.
La réduction est ainsi un chemin
commun à l’esprit de guerre et surtout à son développement en
temps de paix, qui est le fanatisme.
UN IDÉAL DECONSOMMATION, DE SUPERMARCHÉS, DE GAINS,
DE PRODUCTIVITÉ, DE PIB NE PEUT SATISFAIRELES
ASPIRATIONS LES PLUS PROFONDES DE L’ÊTRE HUMAIN QUI SONT DE SE RÉALISERCOMME PERSONNE AU
SEIN D’UNE COMMUNAUTÉ SOLIDAIRE
Le manichéisme se propage et se
développe dans le sillage du réductionnisme. Il n’y a plus que la lutte du Bien
absolu contre le Mal absolu. Il pousse à l’absolutisme la vision unilatérale du
réductionnisme, il devient vision du monde dans laquelle le manichéisme
aveugle cherche à frapper par
tous les moyens les suppôts du mal, ce qui, du reste, favorise le manichéisme
de l’ennemi. Il faut donc pour l’ennemi que notre société soit la pire, et que
ses ressortissants soient les pires, pour qu’il soit justifié dans son désir de
meurtre et de destruction. Il advient alors que, menacés, nous considérons
comme le pire de l’humanité l’ennemi qui nous attaque, et nous entrons
nous-mêmes plus ou moins profondément dans le manichéisme.
Il faut encore un autre ingrédient,
que sécrète l’esprit humain, pour arriver au
fanatisme. Celui-ci peut être nommé réification : les esprits d’une
communauté sécrètent des idéologies ou visions du monde, comme elles sécrètent
des dieux, qui alors prennent une réalité formidable et supérieure. L’idéologie
ou la croyance religieuse, en masquant le réel, devient pour l’esprit fanatique
le vrai réel. Le mythe, le dieu, bien que sécrétés par des esprits humains
deviennent tout-puissants sur ces esprits et leur ordonnent soumission,
sacrifice, meurtre.
Tout cela s’est sans cesse manifesté
et n’est pas une originalité propre à l’islam.
Il a trouvé depuis quelques décennies, avec le dépérissement des fanatismes
révolutionnaires (eux-mêmes animés par une foi ardente dans un salut
terrestre), un terreau de développement dans un monde arabo-islamique passé
d’une antique grandeur à l’abaissement et à l’humiliation. Mais l’exemple de
jeunes Français d’origine chrétienne passés à l’islamisme montre que le besoin
peut se fixer sur
une foi qui apporte la Vérité absolue.
« La
connaissance de la connaissance »
Il nous semble aujourd’hui, plus que
nécessaire, vital, d’intégrer dans notre enseignement dès le primaire et
jusqu’à l’université, la « connaissance de la connaissance », qui
permet de faire détecter aux
âges adolescents, où l’esprit se forme, les perversions et risques d’illusion,
et d’opposer à la réduction, au manichéisme, à la réification une connaissance
capable de relier tous
les aspects divers, voire antagonistes, d’une même réalité, de reconnaître les complexités au sein
d’une même personne, d’une même société, d’une même civilisation. En bref, le talon d’Achille dans notre
esprit est ce que nous croyons avoir le
mieux développé et qui est, en fait, le plus sujet à l’aveuglement : la
connaissance.
En réformant la connaissance, nous
nous donnons les moyens de reconnaître les aveuglements auxquels conduit
l’esprit de guerre et de prévenir en
partie chez les adolescents les processus qui conduisent au fanatisme. A cela
il faut ajouter,
comme je l’ai indiqué (Les sept savoirs
nécessaires à la connaissance), l’enseignement
de la compréhension d’autrui et l’enseignement à affronter l’incertitude.
Tout n’est pas résolu pour
autant : reste le besoin de foi, d’aventure, d’exaltation. Notre société
n’apporte rien de cela, que nous trouvons seulement dans nos vies privées, dans
nos amours, fraternités, communions temporaires. Un idéal de consommation, de
supermarchés, de gains, de productivité, de PIB ne peut satisfaire les
aspirations les plus profondes de l’être humain qui sont de se réaliser comme
personne au sein d’une communauté solidaire.
Avoir foi en
l’amour et la fraternité
D’autre part, nous sommes entrés dans
des temps d’incertitude et de précarité, dus non seulement à la crise
économique, mais à notre crise de civilisation et à la crise planétaire où
l’humanité est menacée d’énormes périls. L’incertitude sécrète l’angoisse et
alors l’esprit cherche la sécurité psychique, soit en se refermant sur son
identité ethnique ou nationale, puisque le péril est censé venir de
l’extérieur, soit sur une promesse de salut qu’apporte la foi religieuse.
C’est ici qu’un humanisme régénéré
pourrait apporter la
prise de conscience de la communauté de destin qui unit en fait tous les
humains, le sentiment d’appartenance à notre patrie terrestre, le sentiment
d’appartenance à l’aventure extraordinaire et incertaine de l’humanité, avec
ses chances et ses périls.
C’est ici que l’on peut révéler ce
que chacun porte en lui-même, mais occulté par la superficialité de notre
civilisation présente : que l’on peut avoir foi en l’amour et en la
fraternité, qui sont nos besoins profonds, que cette foi est exaltante, qu’elle
permet d’affronter les incertitudes et refouler les
angoisses.
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